Paroles d’auteur


Découvrez l’interview écrite de Bernard Minier consacré à Lucia, son dixième thriller !

Pourquoi avez-vous voulu mettre en scène un personnage féminin… jusqu’à choisir son prénom comme titre du livre ?

Un beau prénom et un beau titre, non ? Comment mieux incarner cette nouvelle histoire qu’en lui donnant pour titre le prénom de son héroïne. Et quelle héroïne… Rebelle, coriace, insolente, terriblement attachante. Je suis confiant : les lectrices et les lecteurs devraient s’attacher à Lucia comme ils se sont attachés à Servaz. Cela dit, les personnages féminins ont toujours occupé une grande place dans mes romans, et ce depuis Glacé, où Irène Ziegler et Diane Berg prenaient presque autant de place que Servaz. Le personnage principal de M, le bord de l’abîme était une spécialiste d’intelligence artificielle, Moïra. Mes premiers lecteurs sont des lectrices aussi coriaces que Lucia elle-même. Elles ne me passent rien. Du reste, elle n’est pas sortie de nulle part, Lucia : elle a quelques modèles admirables et bien vivants. J’ai pris un plaisir inouï à la faire vivre. Lucia Guerrero : la guerrera, « la guerrière ». Elle doit se battre dans un monde qui est, certes de moins en moins, mais encore en grande partie un monde d’hommes : celui de la police, de la Guardia civil.

Avec Lucia, votre nouveau thriller, vous passez de l’autre côté des Pyrénées pour nous emmener en Espagne. Ce choix, dites-vous, fait écho à votre propre histoire…

Ma mère est née dans le nord de l’Espagne, dans le haut Aragon, qui est l’un des cadres du roman ; elle est arrivée en France à l’âge de 8 ans. Elle a épousé mon père, qui lui était un orphelin originaire de Deuil-la-Barre, en région parisienne, mais qui a grandi à Béziers avant de devenir meilleur ouvrier de France puis professeur et d’être muté dans les Pyrénées. J’ai moi-même découvert la région natale de ma mère à l’adolescence, puis plus largement le pays à la vingtaine. C’était alors la movida, le grand mouvement culturel, politique et festif parti de Madrid qui agita toute l’Espagne au début des années 80. C’était électrisant, enthousiasmant, fou. Être jeune et avoir vécu ça, ça a été un privilège, une chance énorme. Et puis, l’Espagne a profondément changé, est devenu un pays à l’avant-garde de bien des combats (par exemple, celui des violences faites aux femmes). Cela se ressent dans sa littérature, dans son cinéma comme dans ses séries télé.

Sans spolier votre thriller, à quelle histoire terrifiante cette enquêtrice de la Guardia Civil va-t-elle devoir faire face ?

À un tueur qui s’inspire de tableaux de la Renaissance, plus exactement de peintures elles-mêmes inspirées des Métamorphoses d’Ovide. Comme on le sait, les dieux grecs et latins étaient aussi violents, jaloux, pervers, menteurs et manipulateurs que les simples mortels. Aussi les Métamorphoses sont-elles pleines de meurtres, de châtiments et d’actes abominables. Lucia va aussi collaborer avec un groupe d’étudiants en criminologie de l’université de Salamanque et leur professeur (le groupe existe, je l’ai rencontré, mais, bien entendu, je l’ai quelque peu… idéalisé). Peur, mystère, surprises, effroi, angoisse seront bien sûr au menu. Avec la peinture baroque en entrée et la mythologie au dessert. Et l’Espagne d’aujourd’hui en toile de fond.

L’histoire se déroule essentiellement à Salamanque et, en particulier dans les coulisses et les sous-sols d’une des plus anciennes universités d’Europe. On vous sent fasciné par ce temple de la connaissance…

Je dois être un étudiant frustré ! J’ai laissé tomber mes études très tôt. Je suis un autodidacte et le savoir à l’ancienne, la véritable érudition (pas le vernis) me fascinent. Quand, en juillet 2021, j’ai pénétré dans l’incroyable bibliothèque de l’édifice historique de l’université de Salamanque, où se trouvent des milliers de manuscrits et d’incunables et 60 000 livres imprimés entre le XVIe et le XIXe siècle (grâce soit rendue à Eduardo Hernández Pérez, le « gardien du temple », qui nous a même permis d’entrer dans l’espèce de chambre forte où il conserve les manuscrits les plus rares), j’ai eu l’impression d’être au paradis. Chez moi, il y a des livres partout, jusqu’au pied de mon lit, et des objets étranges : ça ressemble un peu à un cabinet de curiosité. Il y a des classiques du monde entier, de la poésie, de la philo, du théâtre, des essais, des ouvrages de vulgarisation scientifique, mais aussi des littératures de genre : S-F, fantastique, BD… Quand je lis ou relis des gens aussi différents que Georges Steiner, Borges, Umberto Eco, René Girard, Simone Weil, etc. je suis éperdument ébloui par la profondeur de leur savoir. Je parle de « profondeur » et non « d’étendue » à dessein, parce que ce n’est jamais superficiel.

Et comme d’habitude, vous vous êtes rendu sur place. Vous avez sillonné cette ville extraordinaire qu’est Salamanque et rencontré des personnes de l’université, des gardes civils, des spécialistes…

Je suis 100 % d’accord avec Michael Connelly quand il dit : « Je veux que les rues soient vraies, les restaurants, les bars, mais aussi la bureaucratie, les mécanismes politiques, tout ce qui fait notre quotidien. Parce que cet univers sera réaliste, je pourrai donner une forme de réalité à mes personnages. » Et puis, Salamanque, c’est un décor de cinéma, c’est une incroyable machine à remonter le temps. J’y ai eu la même impression que quand j’ai été invité à donner une conférence à la Divinity School d’Oxford (j’ai dormi dans une chambre aux fenêtres à meneaux de l’Exeter College, et j’ai eu l’impression d’être dans Harry Potter). Émile Aillaud, le célèbre architecte, disait : « On ne se méfie pas assez de cette puissance occulte de l’architecture ». J’ai une écriture assez visuelle et, à Salamanque, j’ai été servi : une overdose de vieilles pierres, de ruelles pavées éclairées par des lanternes, de monuments chargés d’histoire. Songez que sur la seule Plaza Mayor, certes l’une des plus belle d’Espagne, vous avez en médaillons les bustes de Rodrigo Diaz de Vivar, plus connu sous le nom de Cid, d’Isabelle et Ferdinand les Rois catholiques, de Christophe Colomb, de Hernan Cortès, de Francisco Pizarro. Comme il est dit dans le livre : « Une civilisation dont les briques étaient des cadavres et le ciment du sang ». « Comme toutes les civilisations depuis la nuit des temps », pense Salomón Borges, catedrático (professeur titulaire d’une chaire) à l’université de Salamanque : un autre personnage important de l’histoire.

Parmi vos personnages, un groupe d’étudiants en criminologie de l’Université va jouer un rôle crucial, aux côtés de Lucia, dans la résolution de l’affaire. Concrètement, quel va être leur apport ?

Ce groupe d’étudiants et leur professeur est le premier à avoir repéré l’existence d’un tueur monstrueux passé sous les radars pendant des décennies, à avoir relié entre eux des faits jusqu’alors isolés, grâce à un logiciel et une base de données qu’il a mis au point : DIMAS. Le groupe qui leur a servi de modèle a ses bureaux, comme lui, dans les sous-sols de la faculté de droit ! Il y a eu un moment assez extraordinaire quand je leur ai demandé de me trouver une pièce assez grande pour y coller une tente de camping modèle familial (l’un des personnages est « un peu » agoraphobe), et quand on a pénétré dans le laboratoire de criminologie, où la lumière du jour n’entre jamais et où il y a des portraits de gens comme Charles Manson sur les murs ! Quel amusement de mettre en scène ces étudiants qui n’oublient pas non plus – pour certains – de faire la fête ! Je suis un amateur de films d’horreur, en particulier de ces films – souvent très mauvais – où des jeunes gens se font zigouiller de diverses façons aussi imaginatives que grotesques. Et les rues de Salamanque, comme toutes les grandes villes étudiantes, sont pleines de jeunes gens quand la nuit tombe. Il y a à la fois une folie et une sagesse de la jeunesse. Une énergie. Une insouciance. C’est aussi l’âge de tous les possibles. J’aime échanger avec des jeunes. Il n’y a rien de plus dangereux que de jouer au vieux sage avec eux : ils démasquent très vite l’imposture.

Contrairement à La Chasse qui était traversé par de nombreux sujets sociétaux, on ne sent pas, cette fois, de volonté de souligner telle ou telle dérive de notre époque, mais plutôt de rester dans le brut et la tension de l’intrigue. Est-ce bien le cas ?

L’époque est assez lourde comme ça, non ? J’ai voulu un peu plus de légèreté. Encore que « légèreté », quand le lecteur découvrira les visions épouvantables que je lui ai réservées et quand on parle des Métamorphoses, n’est peut-être pas le mot juste… En même temps, ça n’est pas totalement déconnecté des travers et des dangers de l’époque. Mais c’est vrai qu’on est plus dans le thriller et moins dans le roman noir – avec une bonne dose, on l’a dit, de références historiques et artistiques. Je crois que c’est extrêmement divertissant tout en restant sérieux sur le fond. C’est un roman à suspense, un roman d’atmosphère. Et puis, l’air de rien, j’ai essayé de tendre, très modestement – à travers cet aperçu d’une des plus vieilles universités d’Europe – un miroir à notre époque qui est celle de l’oubli et de l’ignorance non seulement assumés mais presque revendiqués parfois par certains, cette époque où on n’a d’yeux que pour la nouveauté, le neuf, la technologie, l’actualité la plus immédiate, l’innovation, la « disruption », et où tout ce qui est ancien est suspect.

Les allers-retours avec le monde de l’art sont omniprésents dans ce roman. On pense notamment à l’usage que vous faites des Métamorphoses d’Ovide. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette œuvre ? Et pourquoi vouloir rapprocher deux mondes aussi distincts, sur le papier, que l’art et les affaires criminelles ?

Pas si éloignés que ça en vérité. Relisez les Métamorphoses. À côté d’Ovide, les auteurs de thrillers contemporains sont des petits joueurs. En 2020, il y a eu à la Maison des femmes de Saint-Denis une mise en scène de quelques-unes de ces « métamorphoses » qui mêlaient à des actrices professionnelles des amatrices qui étaient des femmes ayant été victimes de violence. Car Les Métamorphoses, c’est d’une violence inouïe ; le viol de Philomène par son beau-frère Térée, qui lui arrache la langue pour l’empêcher de raconter à sa sœur ce qu’elle a subi, Diane qui transforme Actéon en cerf et le fait dépecer par ses propres chiens, Athamas, rendu fou par une des Érinyes, qui tue son premier fils à coups de flèches en le prenant là aussi pour un cerf (ou, selon une autre version, pour un lionceau qu’il fracasse contre la muraille). Viols, mutilations, tortures, domination sadique, vengeances, meurtres, colère : il y a déjà tout ça chez Ovide. D’ailleurs, question polar, les grecs et les latins ne nous ont pas attendus. Le « noir », ça commence avec Médée, Œdipe Roi et Antigone – et bien sûr avec Caïn et Abel. Sans parler de la peinture : le Judith et Holopherne du Caravage ou, pire encore, celui d’Artemisia Gentileschi, sa fille (l’une des peintures les plus violentes que je connaisse : on y voit même les giclées de sang artériel sortir du cou d’Holopherne), l’Apollon et Marsyas de José de Ribera – où on voit un Apollon impassible écorcher vif le silène Marsyas, qui hurle de douleur – ou encore le très fameux Aveuglement de Samson de Rembrandt – où, après que Dalila armée de ciseaux a coupé les tresses de Samson, des soldats s’apprêtent à lui crever les yeux – et bien d’autres : c’est du pur cinéma d’horreur, c’est du gore.

Lucia est-elle appelée à devenir un personnage récurrent ? Comment va-t-elle cohabiter avec Martin Servaz, son célèbre homologue français ?

Je pense qu’une fois que les lecteurs auront fait sa connaissance, ils vont l’aimer, comme ils aiment Servaz. D’ailleurs ce livre n’est pas un roman espagnol, c’est très proche – par l’écriture, par l’atmosphère, par l’univers – des Servaz… beaucoup plus proche , par exemple, qu’Une putain d’Histoire ou M, le bord de l’abîme. En tout cas, j’ai envie de la faire revenir. Elle me plaît, cette Lucia ; elle ne triche pas, ni dans ses actes ni dans ses émotions, elle y va à fond, elle est vraie. La faire revenir en alternance avec Martin, oui, certainement (Martin qui me trotte déjà dans la tête pour le prochain, où il sera question de survivalisme, de complotisme et de mouvements sectaires). Jusqu’au jour où ils vont… un crossover ? Pourquoi pas ? Mais chaque chose en son temps…